–––– NON ––––
Tom passa des vacances de Noël de rêve. Pour lui les cadeaux avait déjà été livrés bien avant l’heure. Il volait littéralement sur un nuage. Il avait redoublé ses entrainements. Le matin, avant de partir au lycée à Albertville, il partait une heure sur les pistes de ski de fond afin de renforcer sa condition physique. Il n’avait pas voulu rentrer à l’internat, comme la plupart de ses amis, car il voulait impérativement s’entrainer tous les jours. Et cette qualification en équipe de France ne faisait que confirmer qu’il avait eu amplement raison.
Mi-janvier la fédération de ski alpin organisa un stage de préparation physique aux Saisies, sur le domaine de ski nordique des Jeux Olympiques d’Albertville. Pour une fois il n’aurait pas à faire le trajet. Le cocasse de l’histoire fut qu’il dut, afin de renforcer les liens internes avec le reste de l’équipe de France, partir loger à cinq cent mètres de chez lui avec ses camarades. Même s’il connaissait le nom et le palmarès de la plupart de ses ainés dans le groupe dont il était le benjamin, Tom se sentait minuscule au milieu de ces champions ayant écumé les slaloms de la terre entière.
Certains avaient remporté des Globes de Cristal, soit le trophée donné au vainqueur de chaque Coupe du monde de ski alpin décerné sur une année de compétition, d’autres avaient enlevé un Championnat du Monde ; là, la différence était que le titre était donné sur une seule course qui avait lieu les années impaires et quelques-uns, dont Léna faisait partie, avaient eu l’immense honneur de ramener des médailles olympiques. Elle était son aînée de cinq ans et était devenue la vedette des Saisies, depuis qu’elle avait ramené l’or des derniers JO.
Quand Tom avait commencé la compétition aux alentours de dix ans, Léna gagnait déjà des compétitions régionales. À cet âge, cinq ans semblaient un précipice et Tom l’admirait en cachette. Elle était d’origine suédoise avec de longs cheveux blonds et des yeux bleus transparents comme l’eau qui coulait sur les contreforts de leurs montagnes.
Cependant, ses sentiments à son égard changèrent lorsque, alors qu’il n’avait que douze ans et elle dix-sept, il rentra sans réfléchir dans les vestiaires. Il sortait d’une longue séance d’entrainement où il avait eu très chaud et en rentrant dans le hall encore équipé, son masque se remplit instantanément de buée et il poussa la mauvaise porte. Quand il souleva légèrement ce dernier il se retrouva au milieu du vestiaire des filles vide… à l’exception de Léna qui était en train d’enlever ses habits avant d’aller à la douche.
Tom resta interdit alors que la belle suédoise enlevait son sweat-shirt en même temps que son soutien-gorge. Au moment où les deux magnifiques seins de la skieuse reprirent leur liberté, Tom, du haut de ses douze ans, fut littéralement hypnotisé par la scène. Quand la tête émergea, il la reconnut, mais cette dernière ne fit pas cas de lui, croyant que c’était une gamine qui rentrait de son cours de ski, étant donné qu’ils avaient tous la même tenue. Elle ferma les yeux, finit de se déshabiller et, dans le plus simple appareil, secoua ses cheveux avant de partir avec sa serviette en direction des douches. Tom la suivit du regard, toujours en état de choc : c’était la première fois qu’il voyait une fille nue…
… en vrai.
–––– OUI ––––
Depuis cette fichue sélection, je redouble d’effort à l’entrainement, essayant de me persuader qu’un miracle va se produire et que je vais bien aller aux JO. D’ailleurs, je suis allé à la fédération remplir les papiers comme les autres skieurs de l’équipe de France, j’ai mis à jour mes vaccins et j’ai préparé mon passeport. Il ne me manque plus que le billet d’avion que je n’ai toujours pas à l’heure actuelle. Les vacances de Noël furent un peu spéciales, l’ambiance était fausse. Tout le monde essayait de mettre de la bonne humeur pendant ce moment de l’année normalement propice aux débordements de gaieté, mais personne n’était dupe. Ils connaissaient tous la tempête intérieure qui soufflait dans mon crâne.
Mais le plus dur à encaisser fut de voir débarquer, aux Saisies, l’équipe de France au grand complet pour son stage de préparation physique. Tous les jours je les voyais, parés de leur tenues aux couleurs du drapeau national, plaisanter et rire dans la bonne humeur, pendant que moi je sentais que mon rêve de toujours était en train de me filer entre les doigts. Il me faudrait réellement un grand concours de circonstances pour être à l’aéroport avec eux dans un mois. La seule satisfaction que je tirais de cette situation déstabilisante, était que je revoyais Léna.
En fait, depuis qu’elle était rentrée en équipe nationale à dix-neuf ans, elle ne revenait qu’épisodiquement à la station, étant toute l’année aux quatre coins de la planète pour des compétitions ou des entrainements, puisque l’été elle allait là où on trouvait de la neige. Et j’avais fini par la ranger dans le tiroir de mes bons souvenirs. Il ne me restait que cette photo où nous avions l’air d’être les meilleurs amis du monde et qui ne quittait pas l’intérieur de mon portefeuille.
C’était le jour de la grande fête qu’avait organisée la station pour le retour de sa championne après les Jeux Olympiques de Turin. Frank Piccard, qui avait eu droit aux mêmes honneurs quasiment vingt ans plus tôt grâce à sa médaille d’or au premier super G de l’histoire à Calgary, était là, ainsi que tout le gratin de notre petit microcosme savoyard ; et on m’avait octroyé l’immense honneur de lui remettre les clés de la station. Le maire fit son petit discours, Franck félicita Léna pour sa médaille d’or en slalom géant, et on me fit signe de m’avancer.
Du haut de mes quatorze ans je lui tendis le petit coussin avec la clé de la même couleur que la médaille qu’elle portait fièrement autour du cou. Elle me fit un sourire qui me fit chavirer. Je devins tout rouge. Elle trouva ça mignon et me déposa un baiser sur la joue qui fit soulever quelques sifflets dans l’assistance. Heureusement pour moi, mon père était pile en face de la scène et avait immortalisé ce baiser qui allait détrôner celui de Doisneau et des amoureux devant l’hôtel de ville.
En fait je n’en ai jamais reparlé à personne, mais j’étais secrètement amoureux d’elle. Bien sûr je n’existais pas à ses yeux, mais ce n’était pas grave ; en fait je l’aimais comme on aime Julia Roberts ou encore comme on tombe sous le charme de Rachel dans Friends. C’était mon Everest à moi, le sommet qui nous fait rêver…
… mais dont on sait pertinemment qu’on ne le gravira jamais.
–––– NON ––––
Tom ne se sentait pas vraiment légitime, face à tous ces grands champions. Il se tenait un peu à l’écart quand Jean-Baptiste Grange qu’il vénérait littéralement arriva à sa rencontre :
– Viens avec nous. On ne mord pas tu sais ! À présent on forme tous une grande famille. Tu verras, tout le monde est cool, y a pas de fortes têtes. Donc si tu as un souci n’hésite pas, demande moi ce que tu veux et j’essaierai, dans la mesure de mes compétences, de t’éclairer du mieux que je peux. En attendant, viens te joindre au groupe, ne reste pas l’écart.
– Merci Jean-Baptiste.
Rien que cette petite phrase le fit halluciner. Le dernier tenant du Globe de cristal de slalom venait de lui parler. Jusqu’à présent il ne l’avait vu qu’à travers le petit écran et aujourd’hui il lui proposait d’être une sorte de parrain. Du coup tous les regards se tournèrent vers lui et tour à tour il serra la main de chaque membre de l’équipe masculine. Quand il arriva à la première skieuse, il en fit de même et une clameur monta du groupe d’homme :
– Le bisou… le bisou… le bisou, scandaient à tue-tête la bande de joyeux drilles.
Tom devint tout rouge subitement et s’exécuta, mais quand il releva la tête il s’aperçut que toutes les autres filles étaient alignées et lui tendaient la joue, un grand sourire accroché aux lèvres. Là il vira au pourpre et s’attela à la tâche. Quand il arriva devant Léna il marqua une pause, la regarda comme si une fois de plus il voulait enregistrer l’image. Il s’avança et essaya de déposer le plus doux des baisers, mais avant qu’il ne passe à la suivante, elle lui glissa à l’oreille :
– Ça fait deux fois maintenant.
Tom resta coi. Comment se rappelait-elle ce jour béni où son père avait pris cette photo qui ne le quittait plus depuis ?
– Tu ne crois pas que je vais oublier celui qui m’a donné les clés de ma station préférée ! renchérit-elle.
– En effet ; c’était moi. Ravi de faire enfin ta connaissance.
– Et ! Vous blaguerez plus tard ! Moi aussi je veux mon bisou, ironisa la suivante.
Tom reprit sa distribution et quand il arriva au bout, tous le bombardèrent de boules de neige, avant d’éclater de rire. Jean-Baptiste le prit par les épaules et lui dit :
– Désolé, mais il fallait bien qu’on t’intronise à notre façon. Maintenant tu fais partie des nôtres.
– Bon ! Ça y est ! La récréation est finie ! On peut se reconcentrer sur le pourquoi du comment on est ici en ce moment ? reprit le coach. Ok ! Donc, aujourd’hui on va faire une journée de ski de fond. Je vous ai concocté un parcours de vingt-sept kilomètres découpé en neuf sections de trois kilomètres chacune. On va faire des binômes homme femme pour effectuer chaque portion, je m’arrêterai à la fin de chaque secteur, on fera une petite séance rapide d’étirements et on changera les couples jusqu’au suivant. Il y a deux traces, ce qui vous permettra de parler tout en skiant pour faire plus ample connaissance entre vous et faire travailler le cardio. C’est moi qui passerai devant et qui donnerai le rythme. Rassurez-vous pour les athlètes que vous êtes ce sera du gâteau.
Tom espérait se retrouver avec Léna afin de continuer la discussion, mais il hérita de Marie…
… Cependant il avait encore huit chances de tomber sur elle.
–––– OUI ––––
Régulièrement, bien camouflé derrière mon bonnet, mes lunettes et mon blouson fermé jusque sous mon nez, j’observe les membres de l’équipe de France du coin de l’œil. En fait je fais exactement le même parcours qu’eux en m’arrêtant toujours deux ou trois cents mètres avant. Heureusement je ne suis pas le seul à les suivre de la sorte pendant leur entrainement, et du coup je passe incognito au milieu de cette bande d’aficionados du groupe France de ski alpin. Afin de me motiver un peu plus, je suis très précisément ma jolie blonde des Saisies. Elle est très à l’aise sur les skis de fond et son style est superbe, soulignant parfaitement ses courbes avantageuses. En fait je ne m’en rends pas vraiment compte, mais je me rapproche de plus en plus du petit groupe bleu blanc rouge, hypnotisé que je suis par la silhouette de Léna qui ferme la marche.
Soudain, quelque chose semble s’échapper du blouson de la championne olympique. Je me rapproche de l’objet en question et me rends compte qu’il s’agit d’une paire de sous-gants en lycra. Je redouble alors d’effort et remonte jusqu’à son niveau. Je me mets dans les traces d’à côté et je l’interpelle tout en continuant à skier.
– Mademoiselle ! Vous avez laissé tomber ça !
Léna tourne la tête et reconnaît sa paire de gants.
– Oh merci, ils ont dû tomber de ma poche, me répond-t-elle tout en continuant d’onduler entre les deux petits rails qui guident ses skis.
J’essaie de les lui faire passer mais je suis trop loin, alors le skieur devant moi accélère la cadence, afin de me laisser sa place. Je suis à présent à un mètre à côté d’elle. Je lui tend les bouts de tissu. Elle les remet dans leur logement, referme bien la fermeture éclair et se retourne vers moi.
– Merci jeune homme, ils m’auraient sûrement manqué en fin de journée.
– De rien, balbutié-je.
– Mais on ne se connaît pas ? me demande-t-elle entre deux efforts sur ses longs bâtons de ski.
Tout à coup je réalise le pathétique de la situation : si je lui répond oui elle va finir par savoir que je suis celui qui est « Le gars qui a foiré ses sélections » et qui les suit comme un petit chien, alors je lui répond laconiquement :
– Non.
Et dans le feu de l’action, ne trouvant pas de meilleure porte de sortie, je feinte le fait de m’emmêler les pinceaux et je m’étale de tout mon long.
– Tout va bien ? me lance-t-elle en continuant de skier.
– Oui, est la seule banale réponse qui me vient à l’esprit…
… et je la regarde s’éloigner.
–––– NON ––––
Cela faisait maintenant cinq heures que le groupe skiait sur le parcours olympique de ski de fond. Ils étaient dans leur huitième relais et Tom commençait à désespérer de profiter de Léna pour le dernier. Le coach s’arrêta et comme les sept fois précédentes, leur fit faire une petite série d’assouplissements entre le yoga et le taïchi. À présent il reformait les derniers binômes de la journée et… miracle, Tom était avec Léna. Au fond de lui il faisait des loopings.
– Comme on se retrouve Tom ! Tu vas pouvoir me raconter ce que tu as fait ces dernières années.
Tom n’en revenait pas ; elle connaissait aussi son prénom. En effet il se rappelait bien qu’elle lui faisait toujours un petit signe de la main quand il la croisait après un entrainement, mais jamais elle ne lui avait adressé la parole. Il fit celui qui n’était pas du tout impressionné et lui répondit du tac au tac :
– Pas de soucis ! Du coup on va faire la dernière tranche entre gens des Saisies.
Le coach qui était à portée d’oreille entendit la dernière réplique de Tom et devant l’assurance de ce dernier en conclut qu’ils étaient amis.
– Hop hop hop ! Vous deux vous changez. Le but c’est de faire connaissance.
Léna sourit en haussant les épaules :
– Désolée, ce sera pour une prochaine fois.
Tom avait envie d’étrangler le préparateur physique, mais une fois de plus il fit bonne figure.
– Ce n’est que partie remise.
Et il partit avec Aurélie, qui malheureusement pour elle n’entendit plus le son de la voix de Tom jusqu’à la fin de la section…
… Et il n’eut plus l’occasion de reparler à Léna de tout le stage.
–––– OUI ––––
Pendant les quatre jours qui suivent je n’ose même pas m’approcher à moins de cent mètres des skieurs tricolores. Pire : je ressors de mes placards ma tenue de ski de l’année passée, devant l’incrédulité de ma mère qui ne comprend pas pourquoi, après avoir fait venir un anorak des États Unis qui m’avait coûté une fortune, je remets celui qui a un accroc à la manche. En fait je ne veux pas être reconnu comme le remplaçant local, mais je ne peux pas m’empêcher de suivre Léna que je considère en ce moment comme le seul cadeau que me fait la vie. Me casser la tête afin de la voir un peu plus, m’aide à oublier que j’ai échoué là où je n’aurais jamais dû.
J’ai l’impression d’être un sniper en planque. D’un seul coup d’œil je la repère au milieu du troupeau bleu blanc rouge. Elle est devenue mon élixir de bonheur éphémère. Après chaque entrainement que je continue d’effectuer assidument de mon côté au cas où, je pars à la recherche de Léna, et les quelques minutes où je la vois passer me sortent de mon marasme quotidien. Mais quand le jour tombe, je dois me faire une raison : ils vont rentrer passer la soirée ensemble, pendant que moi je vais manger en tête à tête avec mes parents. Cette vision m’enfonce un peu plus, alors que je suis en train de ranger mon équipement au club des sports.
Quelqu’un m’interpelle. Je me retourne et reste bouche bée ; c’est le président de la fédération en personne.
– Bonjour Tom.
– Bonjour Monsieur Vion.
– Pas de ça entre nous ; Michel ça suffira.
– Alors bonjour Michel. Que me vaut l’honneur de votre visite ?
– Je tenais à venir m’excuser en personne pour ce fâcheux épisode des sélections. L’année dernière, ayant essuyé de nombreuses critiques m’accusant de favoritisme pour la composition de l’équipe de France, la fédé a décidé que pour ces Jeux le groupe olympique serait établi sur le seul critère du chrono. Pour être tout à fait honnête, je fondais de gros espoirs sur toi.
– Ah bon !
– Oui, c’est mon boulot de suivre ce qu’il se passe un peu partout et préparer l’avenir. Je vois que tu rafles tout, même lors des deux dernière courses ; je sais que tu as écrasé la concurrence. Mais je suis pieds et poings liés à cause de cette fichue règle que j’ai imposée. Jamais je n’aurais cru que tu puisses passer à côté de ta course.
– En fait c’est tout bête…
– Je sais. Éric m’a expliqué que tu avais eu une intoxication alimentaire… et j’en suis le premier désolé car je suis sûr que tu aurais pu réaliser de grandes choses.
– Merci Président.
– Je vois aussi que tu continues à t’entrainer d’arrache-pied… au cas où l’un des quatre titulaires de l’équipe de slalom ait un empêchement ; j’aime cet esprit. Voilà je voulais juste te dire que tu as toute ma confiance, et l’année prochaine je te promets que tu seras de la partie pour la prochaine coupe du monde, car là c’est moi qui choisirai. Bonne chance Tom, finit-il par me dire en me tendant la main.
– À vous aussi pour les Jeux.
On se serre la main et il s’en va me laissant là avec ce sentiment encore pire que dix minutes plus tôt ; je n’irai pas aux JO à cause de la politique…
… je suis dégouté.
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